Verlaine par Dornac

samedi

Maurice DONNAY

AUTOUR DU CHAT NOIR

Le Chat Noir ! Oh ! Je n’ai pas la prétention de traiter en quelques mots un sujet aussi vaste. Suivant les grandes méthodes historiques, il faudrait remonter aux origines, consacrer un chapitre au club des Hydropathes qui se tenait au Quartier Latin et qui fut remplacé par les Hirsutes, ainsi dénommés, on l’a deviné, à cause qu’ils se réunissaient dans le sous-sol d’un café place Saint-Michel.

Enfin en 1881, un « pinxit » comme eut dit Verlaine, un peintre, Rodolphe Salis, ouvrit à Montmartre, au n°8 du boulevard Rochechouart, à l’enseigne du Chat Noir, un cabaret qui allait devenir fameux. La mode était alors aux cabarets artistiques et le Chat Noir avait un air « Vieux-Paris » grâce à des vitraux de couleur, grâce à des pots d’étain, des vaisseaux de cuivre, des bancs et des chaises de bois massif, le tout du plus pur style Louis XIII. [La grande salle] que décorait l’admirable Parce Domine d’Adolphe Willette (…), ce fut le premier, l’ancien Chat Noir, où se retrouvèrent les anciens Hydropathes, les anciens Hirsutes, poètes, peintres, sculpteurs, en un mot des artistes, et l’on ne saurait imaginer ce que le mot artiste pouvait contenir de jeunesse, de gaîté, d’audace, de lyrisme, de fantaisie, de je m’en fichisme, de misère, de certitude dans l’incertitude du lendemain, de théories subversives, de fumisterie, de fumée de gloire, de fumée de tabac, de soif, de barbes et de cheveux. Chaque soir on se réunissait, on récitait des vers, on chantait des chansons, et la renommée de ces fêtes étonnantes se répandit bientôt dans Paris ; bientôt la grosse finance, la politique nantie, la noce dorée vinrent rendre visite à l’insouciante bohème et le vendredi surtout qui devint le jour chic, on vit au Chat Noir des femmes de l’aristocratie, de la grande bourgeoisie et aussi des horizontales, comme on disait en ces temps verticaux.


Cependant le Cabaret du Boulevard Rochechouart devenait trop petit pour sa clientèle artistique et mondaine et, en 1885, le Chat Noir vint s’installer en grande pompe rue Victor Massé.

Je savais qu’il se passait dans cet hôtel de la rue Victor-Massé des choses émouvantes, prodigieuses, inouïes, formidables ; mais la vérité, l’avouerai-je et la croira-t-on ? C’est que je n’osais pas entrer au Chat Noir ; ou plutôt je ne voulais pas y entrer avec le public, avec les bourgeois, mais bien comme poète, de l’autre côté de la barricade. Je passais quelques fois devant l’établissement.
J’entendais des chants, des rires, des cris ; mais (…) je n’osais pas entrer dans ce lieu de  plaisir. Et je lisais mélancoliquement l’inscription tracée en lettres jaunes sur un rectangle de bois peint en noir, placé près de la porte d’entrée : « Passant, arrête-toi ! Cet édifice, par la volonté du Destin, fut consacré aux Muses et à la Joie, sous les auspices du Chat Noir. Passant, sois moderne ! ».
Pour le moment, je me demandais anxieusement si j’étais moderne.  Et comment le savoir ? Alors, je n’entrais pas.
Par de sombres jours d’hiver, quand ma chambre était triste et la rue noire de froid et de boue, je suis venu plus d’une fois me réfugier là avant la nuit. Dans la grande salle déserte à cette heure mélancolique du crépuscule, sur la plus haute branche d’un palmier exilé, un chat noir dormait, un vrai chat noir, divinité mystérieuse et respectée de ce lieu.
Puis les lustres s’allumaient et bientôt arrivaient les uns et les autres : Jean Goudesky, poète chaste, Alfred Mortier, poète symboliste, Léon Durocher, poète breton, Franc Nohain, poète amorphe, Maurice Vaucaire, poète élégant et toujours amoureux.

Environ 1890, il y avait dans les idées, dans les mœurs, une aisance que l’on trouvait fort nouvelle. L’expression « fin de siècle » avec tout ce qu’elle comporte de laisser-aller, volait de bouche en bouche. Les femmes portaient des bas noirs, on chantait les refrains du Chat Noir, on parlait des gants noirs d’Yvette Guilbert, et l’on voyait la vie en rose.

Et peut-on dire qu’il y eut un esprit du « Chat Noir » ?  La vérité, c’est que chacun apportait là son esprit, et la résultante de tous ces apports, ce ne fut pas seulement l’esprit parisien à Montmartre, mais l’esprit français à Paris entre 1880 et 1900.

Cet esprit, dit « du Chat Noir », il venait de toutes nos provinces et de toutes les écoles et de tous les milieux : du Périgord avec Emile Goudeau, président des Hydropathes, de la Normandie et de la pharmacie, avec Alphonse Allais, de la boucherie avec Jules Jouy, de la plomberie avec Narcisse Lebeau. Albert Samain, lui, était employé à la Préfecture de la Seine, Georges d’Esparbès expéditionnaire à la Compagnie des Omnibus.
Et si l’on feuillette la collection du Chat Noir, qui s’étend sur vingt années, on constate combien il fut éclectique ce Chat Noir, tour à tour et à la fois blagueur, ironique, tendre, naturaliste, réaliste, idéaliste, cynique, lyrique, fumiste, religieux, mystique, chrétien, païen, anarchiste, chauvin, républicain, réactionnaire, tous les genres sauf, à mon sens, le genre ennuyeux. Ses marraines, à ce Chat Noir, ce furent l’Indépendance et la Fantaisie. Enfin il n’est pas très aisé de définir ce que fut « l’esprit du Chat Noir » ; il est plus simple de dire ce qu’il ne fut pas ; ni prétentieux, ni servile, ni sectaire, c’est bien l’esprit que je souhaite à tous les hommes, à travers la vie et dans toutes les situations.

Maurice Donnay
Extraits de « Autour du Chat Noir » Grasset, 1926.